16
Le lendemain, 23
juin, une grosse Continental blanche fonçait sur la nationale 180, dans une
autre région du pays. Elle faisait au moins du 150, peut-être du 160. Peinture
étincelante, chromes scintillants. La lunette arrière renvoyait comme un miroir
le soleil féroce.
L’itinéraire de la Continental
avait été passablement sinueux depuis que Poke et Lloyd avaient tué le
propriétaire de la voiture et sa petite famille. La 81 puis la 80, l’autoroute,
jusqu’à ce que Poke et Lloyd commencent à se sentir nerveux. Ils avaient tué
six personnes en six jours, dont le propriétaire de la Continental, sa femme et
leur affreuse petite fille. Mais ce n’était pas ces six assassinats qui leur
flanquaient la trouille. C’était la drogue et les armes. Cinq grammes de hasch
une petite tabatière remplie de coca, Dieu seul savait combien il y en avait, huit
kilos de marijuana. Plus deux 38, trois 45, un Magnum 357 que Poke appelait son
« pokériseur » six fusils – deux automatiques à canons sciés – une
mitraillette Schmeisser. L’assassinat dépassait quelque peu leurs compétences intellectuelles,
mais tous les deux comprenaient parfaitement qu’ils auraient des ennuis si la
police de l’Arizona les trouvait dans une voiture volée, pleine de came et de
pétoires. Et par-dessus le marché, ils étaient recherchés d’un bout à l’autre
du pays. En fait, depuis qu’ils étaient sortis du Nevada.
Recherchés par le FBI. Lloyd
Henreid aimait assez l’expression. Flicaille d’élite. Prends ça, espèce de rat.
Bouffe-toi un sandwich au plomb, poulet minable.
Ils avaient donc tourné au nord à
Deming et se trouvaient maintenant sur la 180 ; ils avaient traversé
Hurley et Bayard, un autre bled à peine plus grand, Silver City, où Lloyd avait
acheté des hamburgers et huit milk-shakes au chocolat (Et merde ! Pourquoi
avait-il acheté huit de ces saloperies ? Ils allaient bientôt pisser du
chocolat), souriant à la serveuse avec un air si absent qu’elle en avait eu la
frousse pendant des heures. J’ai cru que ce type aurait aussi bien pu me
tuer, avait-elle dit à son patron.
Silver City, Cliff traversé en
coup de vent, puis la route obliquait à l’ouest, justement là où ils ne
voulaient pas aller. La traversée de Buckhorn, et ils se retrouvèrent en pleine
cambrousse, route à deux voies au milieu des broussailles et du sable, décor de
western à n’en plus finir, à faire vomir.
– On n’a plus beaucoup d’essence,
dit Poke.
– On en aurait encore si tu
conduisais pas si vite, répondit Lloyd.
Il prit une gorgée de son
troisième milk-shake s’étouffa, baissa la vitre électrique et jeta tout le
stock qui lui restait, y compris les trois milk-shakes que ni l’un ni l’autre n’avait
touchés.
– Hue ! Hue ! hurlait
Poke en donnant des coups sur l’accélérateur.
La Continental bondissait, ralentissait,
repartait à toute allure.
– Vas-y, cow-boy !
criait Lloyd.
– Hue !
Hue !
– Tu veux fumer ?
– On aurait tort de se
priver, répondit Poke. Hue !
Par terre, devant les pieds de
Lloyd, trois gros sacs à ordures de plastique vert, avec les huit kilos de
marijuana. Il plongea la main dans un sac, prit une poignée d’herbe et commença
à se rouler un bazooka.
– Hue ! Hue !
La Continental zigzaguait sur la
ligne blanche.
– Arrête de déconner ! cria
Lloyd. J’en renverse partout !
– On peut se permettre d’en
gaspiller un peu…
– Allez, il faut fourguer la
camelote. Il faut fourguer la camelote, ou bien on va se faire piquer.
– D’accord, mais c’était ton
idée à la con.
Poke se remit à conduire
normalement, mais il n’avait pas l’air très content.
– Tu disais pourtant que c’était
une bonne idée.
– Ouais, mais je savais pas
qu’on allait traverser toute cette merde d’Arizona. On risque pas de se
retrouver à New York en passant par là.
– C’est pour semer les
poulets, répondit Lloyd.
Dans sa tête, il voyait s’ouvrir
des portes de garage qui crachaient dans la nuit des milliers de voitures de
police des années quarante. Projecteurs balayant des murs de brique. Allez, sors
de là, on sait que tu es là.
– Tu parles d’une merde, dit
Poke, toujours maussade. Une vraie merde. Tu sais ce qu’on a, à part la came et
les pétoires ? Seize dollars et trois cents foutues cartes de crédit qu’on
n’ose pas utiliser. Même pas assez de fric pour remplir le réservoir de cette
grosse vache.
– Il faut faire confiance au
Seigneur, dit Lloyd en donnant un coup de langue sur le bazooka pour coller le
papier.
Puis il prit l’allume-cigare et s’envoya
une bonne bouffée :
– Ça fait du bien par où ça
passe.
– Et si tu veux la vendre, pourquoi
que tu la fumes ? reprit Poke, pas tellement convaincu que le Seigneur
allait s’occuper d’eux.
– Suffira de vendre des
kilos un peu légers. Allez, Poke. Tire un petit coup.
Cette fine plaisanterie marchait
toujours avec Poke. Il poussa une sorte de hennissement qui pouvait passer pour
un rire et prit le joint. Entre les deux hommes, la Schmeisser ballottait sur
sa provision de suppositoires. La Continental filait à toute allure. D’après la
jauge, le réservoir était presque vide.
Poke et Lloyd s’étaient
connus un an plus tôt à la ferme-pénitencier de Brownsville, au Nevada. Brownsville
se résumait à une trentaine d’hectares de terres irriguées autour des baraques
du pénitencier, cent kilomètres au nord de Tonopah, cent trente au nord-est de
Gabbs. L’établissement était prévu pour les peines de courte durée. En principe
Brownsville était une ferme, mais il n’y poussait vraiment pas grand-chose. Les
carottes et les salades prenaient un coup de soleil, hésitaient quelque temps, puis
finissaient par crever. Les fayots et les mauvaises herbes poussaient assez
bien et les autorités étaient fermement résolues à y cultiver un jour le soja. En
étant très charitable, tout ce qu’on pouvait dire de Brownsville était que le
désert y mettait un sacré temps à fleurir. Le directeur (qui préférait qu’on l’appelle
« le patron ») se vantait d’être un dur à cuire et ne recrutait que
des hommes à son image. Et, comme il aimait l’expliquer aux nouveaux
pensionnaires, Brownsville n’avait pas besoin de clôtures électriques : nulle
part où vous enfuir, mes enfants, nulle part où vous cacher. Certains tentaient
leur chance pourtant, mais la plupart se faisaient prendre au bout de deux ou
trois jours et revenaient brûlés par le soleil, moitié aveugles, trop contents
de vendre leurs âmes ratatinées pour un verre d’eau. Certains racontaient de
drôles d’histoires, comme ce jeune homme qui était resté trois jours dehors et
qui prétendait avoir vu un grand château au sud de Gabbs, un château entouré d’un
fossé. Le fossé, disait-il, était gardé par des lutins montés sur de grands
chevaux noirs. Quelques mois plus tard quand un prédicateur du Colorado était
venu faire son cirque à Brownsville, ce même jeune homme avait vu Jésus en
chair et en os.
Andrew Freeman, dit Poke, arrêté
pour voies de fait, avait été libéré en avril 1989. Il avait parlé un jour à
son voisin de dortoir, Lloyd Henreid, d’un joli coup qu’il avait en tête à Las
Vegas. Lloyd s’était montré intéressé.
Lloyd avait été libéré le 1er
juin. Il s’était fait arrêter à Reno pour tentative de viol. La dame, une
danseuse, rentrait chez elle. Elle lui avait envoyé une bonne dose de gaz
lacrymogène dans les yeux. Lloyd s’était estimé heureux d’écoper quatre ans
seulement moins la détention préventive moins la réduction de peine pour bonne
conduite. À Brownsville, il faisait foutrement trop chaud pour mal se conduire.
Il avait pris le car pour Las
Vegas. Poke l’attendait au terminus. Je t’explique le coup, lui avait dit Poke.
Il connaissait un type, « une sorte d’associé », connu dans certains
milieux sous le nom de George le Magnifique. Il faisait de petits travaux au
coup par coup pour des messieurs qui portaient des noms plutôt siciliens. George
ne travaillait qu’à temps partiel. Et ce qu’il faisait pour ces aimables Siciliens,
c’était de transporter des bricoles. Tantôt de Las Vegas à Los Angeles, tantôt
de Los Angeles à Las Vegas. Surtout des petites cargaisons de drogue, cadeaux
pour les gros clients. Parfois des armes. Si Poke avait bien compris (et la
compréhension de Poke ne dépassait que rarement ce que les cinéastes appellent
le « flou artistique »), ces braves Siciliens ou assimilés vendaient
parfois des flingues à des truands établis à leur compte. Bon, avait dit Poke, George
le Magnifique était prêt à leur dire où et quand trouver une jolie cargaison de
ces articles. George demandait vingt-cinq pour cent de la récolte. Poke et
Lloyd lui tomberaient dessus, le ligoteraient, le bâillonneraient, prendraient
la marchandise et lui donneraient peut-être quelques mornifles pour faire plus
réel. Il fallait faire réel, avait bien précisé George, car les Siciliens n’avaient
pas très bon caractère.
– Parfait, avait dit Lloyd. Ça
colle.
Le lendemain, Poke et Lloyd
étaient allés voir George le Magnifique, un mètre quatre-vingt-deux, fort
courtois, petite tête bizarrement perchée sur ses épaules d’armoire à glace, faute
de cou. Cheveux blonds, longs et frisottés.
Lloyd avait été pris de scrupules,
mais Poke l’avait remis dans le droit chemin. Poke savait remettre les gens
dans le droit chemin. George leur dit de venir chez lui le vendredi suivant, vers
six heures.
– Mettez-vous des cagoules, nom
de Dieu. Défoncez-moi le nez, écrabouillez-moi un œil aussi. Putain, j’aurais
jamais dû me fourrer dans ce truc.
Le grand soir arrivé, Poke et
Lloyd prirent le bus jusqu’au coin de la rue où habitait George. Devant sa
porte, ils enfilèrent des passe-montagnes. La porte était fermée mais, comme
George l’avait promis, pas trop bien fermée. En bas, il y avait une salle de
jeu, et c’est là que George les attendait, devant un grand sac à ordures rempli
de marijuana. La table de ping-pong était couverte de pétoires. George avait
peur.
– Bordel, bordel de merde, j’aurais
jamais dû me fourrer dans ce truc, répétait-il tandis que Lloyd lui attachait
les pieds avec une corde à linge et que Poke lui ligotait les mains avec du
ruban adhésif renforcé.
Puis Lloyd écrabouilla son nez
qui saigna, et Poke lui flanqua un marron dans l’œil qui vira au beurre noir, conformément
aux instructions.
– Merde ! cria George. Vous
aviez besoin de taper si fort ?
– C’est toi qui nous as dit
de faire réel, lui fit observer Lloyd.
Poke lui colla un bout de ruban
adhésif sur la bouche. Puis il commença à ramasser la marchandise avec son
acolyte.
– Tu sais quoi ? dit
Poke en s’arrêtant.
– Non, répondit Lloyd en
poussant un petit gloussement nerveux. Je sais jamais rien.
– Je me demande si ce brave
George est bien capable de garder un secret.
Pour Lloyd, l’idée était nouvelle.
Pendant une bonne minute, il regarda pensivement George le Magnifique qui lui
faisait de gros yeux de crapaud.
– Sûrement. S’il veut pas se
faire faire un costard en béton, répondit Lloyd.
Mais sa voix ne semblait pas très
convaincue. Une fois plantées, certaines graines germent presque toujours.
Poke sourit.
– Oh, il pourrait simplement
dire : « Écoutez, les gars. Je rencontre ce vieux copain avec son
pote. On discute le coup, on prend quelques bières, et vous allez pas le croire,
les fils de putes viennent chez moi et me cassent la gueule. J’espère que vous
allez les coincer. Voilà à quoi ils ressemblent. »
George secouait désespérément la
tête. Ses yeux devinrent deux grands O majuscules.
Les armes étaient à présent dans
un grand sac à linge sale qu’ils avaient trouvé dans la salle de bains.
Lloyd souleva le sac, un peu
nerveux, et dit :
– Alors, qu’est-ce que tu
crois qu’on doit faire ?
– Je crois qu’il va falloir
le pokériser, dit Poke à regret. Je vois pas d’autre solution.
– C’est quand même un peu
vache, lui qui nous avait mis sur le coup.
– La vie est vache, mon pote.
– Ouais, soupira Lloyd en s’approchant
de George.
– Mmmm, faisait
George en secouant frénétiquement la tête. Mmmmm ! Mmmmm !
– Je sais, dit Poke
pour le tranquilliser. C’est vache, quand même. Désolé, George, tu peux me croire.
C’est pas que je t’en veux. Rappelle-toi bien ça. Attrape-lui la tête, Lloyd.
Plus vite dit que fait. George le
Magnifique donnait de furieux coups de tête. Il était assis dans un coin de sa
salle de jeu. Les murs étaient en béton. Et pourtant, il n’arrêtait pas de se
taper la tête dedans. On aurait dit qu’il ne sentait rien.
– Attrape-le, dit Poke d’une
voix sereine en déroulant un autre bout de ruban adhésif.
Lloyd réussit enfin à le prendre
par les cheveux et à le faire tenir tranquille suffisamment longtemps pour que
Poke lui colle proprement le deuxième bout de ruban adhésif sur le nez, obturant
de ce fait les narines. George perdit complètement la tête. Il roula par terre,
essaya quelques cabrioles sur le ventre, puis resta là à faire le gros dos par
terre, en émettant des bruits étouffés qui, d’après Lloyd, devaient sans doute
être des hurlements. Pauvre type. Il fallut près de cinq minutes pour que
George finisse par se tranquilliser. Il rua, gigota et s’effondra. Son visage
devint aussi rouge que la porte de la vieille grange de papa. La dernière chose
qu’il fit fut de lever les deux jambes de quinze ou vingt centimètres et de les
laisser retomber par terre. Lloyd pensa à un dessin animé de Bugs Bunny ou
quelque chose du genre, poussa un petit gloussement, un peu ragaillardi. Il
faut dire que jusqu’à présent le spectacle avait été plutôt pénible à regarder.
Poke s’accroupit à côté de George
et lui prit le pouls.
– Alors ? demanda Lloyd.
– Rien ne bat plus, comme on
dit à Las Vegas. À part sa montre. Et pendant que j’y pense…
Il souleva le bras de George et
regarda son poignet.
– Merde, une saloperie de
Timex. Il aurait au moins pu se payer une Casio, ou quelque chose comme ça, et
il laissa retomber le bras de George.
Les clés de la voiture de George
se trouvaient dans la poche de son pantalon. Et dans une commode, en haut, ils
trouvèrent un pot de confiture à moitié rempli de pièces de dix cents. Ils les
prirent elles aussi. Vingt dollars et soixante cents en pièces de dix cents.
La voiture de George était une
vieille Mustang asthmatique, quatre vitesses au plancher, amortisseurs foutus, pneus
aussi lisses que le crâne de Kojak. Ils sortirent de Las Vegas par la nationale
93 puis prirent au sud-est en direction de l’Arizona. À midi le lendemain, il y
avait deux jours de cela, ils avaient évité Phœnix en prenant des petites
routes. Hier, vers neuf heures, ils s’étaient arrêtés devant une vieille épicerie
poussiéreuse à cinq kilomètres de Sheldon, sur la 75. Ils avaient emporté la
caisse et pokérisé le propriétaire du magasin, un vieil homme charmant qui
avait dû commander son dentier par la poste. Et ils étaient repartis avec
soixante-trois dollars et la vieille camionnette de l’épicier.
Deux pneus de la camionnette
avaient éclaté ce matin. Deux pneus en même temps, et ils n’avaient pas pu
trouver un seul clou sur la route, après avoir cherché pendant près d’une heure,
fumant à deux un bazooka pour s’éclaircir la vue. Poke avait finalement conclu
que c’était sans doute une coïncidence. Et Lloyd avait répondu qu’il avait
entendu parler de choses encore plus étranges. Puis était arrivée la
Continental blanche, comme en réponse à leurs prières. Un peu plus tôt, ils
étaient sortis de l’Arizona pour entrer au Nouveau-Mexique, sans le savoir, devenant
par le fait même du gibier pour le FBI.
Le conducteur de la Continental s’était
arrêté et avait baissé sa vitre pour leur demander :
– Besoin d’un coup de main ?
– On demanderait pas mieux, avait
répondu Poke en pokérisant le type sans autre forme de procès.
En plein entre les deux yeux avec
le Magnum 357. Pauvre con. Sans doute jamais compris ce qui lui était arrivé.
Pourquoi on
tournerait pas ici ? dit Lloyd en montrant un carrefour.
La marijuana semblait l’avoir
rendu fort enjoué.
– On y va, répondit Poke, plein
d’entrain.
Il laissa la Continental ralentir
de 130 à 100, petit coup de volant à gauche qui fit à peine décoller les roues
de droite, puis devant eux une nouvelle route, la 78, plein ouest. Et sans
savoir qu’ils n’en étaient jamais sortis, ni qu’ils poursuivaient ce que la
presse à sensation appelait déjà LA VIRÉE SANGLANTE, ils rentrèrent en Arizona.
Une heure plus tard à peu près, un
panneau apparut sur leur droite : BURRACK 6.
– Burlap ? fit Lloyd, passablement
embrumé.
– Burrack, dit Poke en
donnant des coups de volant qui firent gracieusement danser la Continental d’un
côté à l’autre de la route. Hue ! Hue !
– Tu veux t’arrêter, j’ai
faim.
– T’as toujours faim.
– Va te faire foutre. L’herbe
me donne envie de bouffer.
– Tu peux me bouffer la
matraque, si tu veux. Hue ! Hue !
– Je suis sérieux, Poke. On
s’arrête.
– D’accord. Il faut aussi qu’on
trouve un peu de fric. On a semé les poulets pour le moment. On trouve un peu d’argent
et puis on se tire au nord. Moi, cette merde de désert, ça me tape sur le
système.
– O. K., dit Lloyd.
Était-ce le joint qui lui faisait
de l’effet, mais tout à coup il se sentit paranoïer à fond la caisse, pire que
sur l’autoroute. Poke avait raison. S’arrêter à la sortie de Burrack et faire
un carton comme à Sheldon. Trouver un peu de fric, des cartes, planquer cette
saloperie de Continental et trouver un engin plus discret, puis cap au nord et
à l’est, par les petites routes. Et adieu l’Arizona.
– Tu sais, dit Poke, je me
sens nerveux comme une chatte en chaleur.
– Je sais ce que tu veux
dire, répondit gravement Lloyd.
Ils jugèrent la chose très drôle
et éclatèrent de rire. Burrack n’était qu’un gros pâté de maisons. Ils le
traversèrent à toute allure et tombèrent sur une épicerie qui faisait aussi
café et station-service. Sur le parking de terre, une vieille camionnette Ford
et une Oldsmobile attelée à un van. Le cheval les regarda quand Poke gara la
Continental.
– Pas mal comme endroit, dit
Lloyd.
– Poke fut du même avis. Il
prit le Magnum sur la banquette arrière et vérifia le chargeur.
– Tu es prêt ?
– Je crois que oui, répondit
Lloyd en prenant la Schmeisser.
Ils traversèrent le parking
écrasé de chaleur. La police connaissait leur identité depuis quatre jours maintenant,
ils avaient laissé des empreintes partout chez George le Magnifique et dans l’épicerie
où le vieil homme au dentier s’était fait pokériser. La camionnette du vieux
avait été retrouvée à moins de quinze mètres des trois cadavres correspondant à
la Continental, et il semblait raisonnable de supposer que les hommes qui
avaient tué George le Magnifique et l’épicier avaient aussi tué ces trois-là. S’ils
avaient écouté la radio de la Continental au lieu de passer une cassette, ils auraient
su que la police de l’Arizona et du Nouveau-Mexique avait lancé la plus grande
chasse à l’homme des quarante dernières années, et tout cela pour deux minables
petits voleurs qui n’auraient jamais pu très bien comprendre ce qu’ils avaient
bien pu faire pour déclencher une pareille opération.
Pour l’essence, il fallait se
servir soi-même ; mais l’employé devait brancher la pompe de l’intérieur. Ils
montèrent donc l’escalier et entrèrent. Trois allées de boîtes de conserve
menaient au comptoir. Devant le comptoir, un homme en jeans et bottes de
cow-boy payait son paquet de cigarettes et une demi-douzaine de petits cigares.
À mi-hauteur dans l’allée du milieu, une femme aux cheveux noirs, les traits
tirés, hésitait entre deux marques de sauce tomate. L’épicerie sentait la réglisse,
le soleil, le tabac et le vieux. Le propriétaire était un roux. Chemise grise. Sur
sa casquette, SHELL en lettres rouges sur fond blanc. Il leva des yeux ronds en
entendant la porte claquer.
Lloyd pointa le canon de la
Schmeisser vers le haut et tira une rafale au plafond. Deux ampoules
explosèrent comme des bombes. L’homme aux bottes de cow-boy commença à se
retourner.
– Bougez pas, et y aura pas
de casse ! cria Lloyd.
Mais Poke le fit immédiatement
mentir en faisant un trou dans la femme aux boîtes de sauce tomate. Elle en
perdit ses chaussures.
– Nom de Dieu ! hurla
Lloyd. T’avais pas besoin de…
– Je l’ai pokérisée, la
vieille ! gueulait Poke. Fini la télé pour elle ! Youppi ! Youppi !
L’homme aux bottes de cow-boy
continuait à se retourner. Il tenait son paquet de cigarettes dans sa main
gauche. La lumière crue qui entrait par la vitrine faisait danser des étoiles
sur les verres de ses lunettes de soleil. Sans se presser il sortit le 45 qu’il
portait à la ceinture, tandis que Loyd et Poke regardaient le cadavre de la femme.
Il visa, tira, et le côté gauche de la figure de Poke disparut tout à coup dans
une pluie de sang, de cartilages et de dents.
– Il m’a eu ! hurla
Poke en lâchant son 357.
Il tituba en agitant les bras, envoyant
valser par terre les sacs de chips et les boîtes de macaroni.
– Il m’a eu, loyd ! Fais
gaffe ! Il m’a eu ! Il m’a eu !
Il heurta la porte qui s’ouvrit
et Poke tomba le cul par terre en haut de l’escalier, arrachant une des
charnières rouillées de la porte.
Lloyd, estomaqué, tira plus par
réflexe que pour se défendre. Le crépitement de la Schmeisser remplit le
magasin. Les boîtes de conserve volaient dans tous les sens. Les bouteilles et
les bocaux éclataient répandant ketchup, olives et cornichons. La porte vitrée
du distributeur de Pepsi vola en mille morceaux. Et les bouteilles de soda explosèrent
comme des pigeons d’argile. La mousse coulait partout. Posément, l’homme aux bottes
de cow-boy tira encore une fois. Lloyd sentit plus qu’il n’entendit la balle
qui passa presque assez près pour lui faire une raie dans les cheveux. Il aspergea
le magasin avec la Schmeisser, de gauche à droite.
L’homme à la casquette SHELL s’effondra
si soudainement derrière le comptoir qu’on aurait pu croire qu’une trappe s’était
ouverte sous ses pieds. Un distributeur de chewing-gum se désintégra lâchant
partout ses boules rouges, bleues et vertes. Les bocaux du comptoir explosèrent.
L’un contenait des œufs au vinaigre ; l’autre, des pieds de porc marinés. Immédiatement,
l’odeur piquante du vinaigre se répandit dans le magasin.
La Schmeisser fit trois trous
dans la chemise kaki du cow-boy qui perdit la majeure partie de ses entrailles
par le dos, éclaboussant un sac de pommes de terre. Et le cow-boy s’écrasa, son
45 dans une main, son paquet de Lucky Strike dans l’autre.
Lloyd, mort de peur, continuait à
tirer. La mitraillette commençait à chauffer. Une caisse pleine de bouteilles
consignées tinta, puis se renversa. La pin-up du calendrier, en slip, prit une
balle dans sa merveilleuse cuisse couleur de pêche. L’étalage des livres de
poche se renversa. Puis la Schmeisser se trouva à court de munitions, et ce fut
le silence assourdissant. L’odeur. Le magasin empestait la poudre.
– Bon Dieu de merde, dit
Lloyd en regardant avec méfiance le cow-boy.
Mais le cow-boy ne semblait pas
être en mesure de lui causer des ennuis dans le proche ou le lointain avenir.
– Il m’a eu ! braillait
Poke qui rentrait en titubant.
Il bouscula la porte avec une
telle force que l’autre charnière sauta. La porte tomba sur l’escalier.
– Il m’a eu, Lloyd, fais
gaffe !
– Il a son compte, Poke.
Lloyd voulait le tranquilliser
mais Poke ne semblait pas l’entendre. Il était plutôt mal arrangé. Son œil
droit étincelait, comme un sinistre saphir. Sa joue gauche s’était vaporisée ;
on pouvait voir sa mâchoire bouger de ce côté-là quand il parlait. Presque
toutes ses dents avaient fichu le camp. Sa chemise était trempée de sang. À bien
y penser, Poke n’était vraiment pas très convenable.
– Ce sale con m’a eu !
hurla Poke en ramassant son Magnum. Je vais t’apprendre à me tirer
dessus, espèce d’enfoiré !
Il s’avança vers le cow-boy, posa
le pied sur ses fesses comme un chasseur posant pour le photographe avec l’ours
qui décorera bientôt le mur de son petit salon, et se prépara à lui vider son Magnum
dans la tête. Lloyd le regardait faire, bouche bée, la mitraillette fumante
dans une main, essayant encore de comprendre ce qui avait bien pu arriver.
À cet instant précis, l’homme à
la casquette SHELL surgit de derrière son comptoir comme un diable de sa boîte,
le visage ravagé par une détermination farouche, tenant à deux mains un fusil à
deux coups.
– Hein ? fit Poke qui
eut juste le temps d’apercevoir les deux canons.
Il s’effondra, le visage encore
plus défait que tout à l’heure. Mais il ne s’en souciait plus.
Lloyd décida qu’il était temps de
partir. Tant pis pour l’argent. On en trouverait ailleurs. Il était
manifestement grand temps de mettre les bouts. Il pivota sur ses talons et sortit
du magasin à grandes enjambées félines, touchant à peine le plancher de ses bottes.
Il était presque en bas de l’escalier
quand une voiture de patrouille de la police de l’Arizona arriva en trombe sur
le terre-plein. Un policier sortit du côté du passager, pistolet au poing.
– Arrêtez ! Qu’est-ce
qui se passe ?
– Trois morts ! cria
Lloyd. Une vraie boucherie ! Le type est sorti par-derrière ! Moi, je
me taille !
Il courut vers la Continental, se
glissa derrière le volant et il se souvenait tout juste que les clés étaient
restées dans la poche de Poke quand le flic se mit à hurler :
– Halte ! Halte ou je
tire !
Lloyd fit comme on lui disait. Après
avoir étudié la chirurgie radicale qu’avait subie la figure de Poke, il ne lui
fallut pas longtemps pour décider qu’il passerait pour cette fois.
– Bordel de merde, fit-il d’un
ton misérable alors que le deuxième policier lui collait un énorme pétard sur
le crâne et que l’autre lui passait les menottes.
– Allez, tu t’installes à l’arrière
de la voiture.
L’homme à la casquette SHELL
sortait, son fusil à la main.
– Il a tué Bill Markson !
hurla-t-il avec une petite voix de tante. L’autre a tué Mme Storm !
Celui-là, je l’ai eu ! Plus mort qu’un tas de merde ! Et j’aimerais
bien m’envoyer l’autre, si vous voulez bien vous pousser, les gars !
– Du calme, dit l’un des
policiers. Le cirque est terminé.
– Je vais me le faire !
hurlait le petit vieux. Je vais lui trouer la peau !
Puis il se pencha en avant comme
un butler anglais faisant sa révérence et dégueula sur ses souliers.
– Hé, les gars, ne me
laissez pas avec ce type-là ! dit Lloyd. Il est complètement cinglé, ma
parole.
– Livraison spéciale, de la
part de l’épicier, dit le policier qui l’avait coincé.
La crosse de son pistolet
décrivit un arc de cercle, scintilla aux rayons du soleil, puis s’écrasa sur la
tête de Lloyd Henreid qui ne se réveilla que beaucoup plus tard ce soir-là, à l’infirmerie
de la prison d’Apache County.